Janvier 2023. Notre édition n°294 fait échos des
difficultés de l’informatisation des actes d’état civil au Burkina. Au cœur de
cette affaire, la société Icivil Africa, promotrice d’une solution dénommée Icivil.
Notre article révèle comment des agents de l’administration publique manœuvrent
pour que l’Etat abandonne sa propre solution, acquise à plus d’un milliard FCFA,
et qui était en plein déploiement, au profit de celle d’un privé, notamment la
solution promue par Icivil Africa. Nous avons rassemblé plusieurs documents dont
des correspondances, des rapports… Ces données révèlent, très clairement, que certains
responsables de la direction générale de la modernisation de l’état civil, au
lieu de continuer le déploiement du logiciel de l’Etat, ont usé de leur
position, malgré les directives de l’Etat burkinabè, pour adouber celui du prestataire
privé. Et ils avaient pratiquement réussi leurs manœuvres. La solution acquise
par l’Etat burkinabè, en plein déploiement, a été purement et simplement
abandonnée. Pour y arriver, les responsables de la direction générale de l’état
civil, à l’époque, ont usé de toute sorte d’arguments. Voici ce que conclut
l’ancien DG Maxime Bouda, administrateur civil de formation, à propos du
logiciel de l’Etat, dans un document qu’il a lui-même produit en faisant, bien
sûr, les yeux doux à Icivil Africa : « Elle (la solution de l’Etat
burkinabè, NDLR) est une solution incomplète et technologiquement dépassée.
Elle n’offre aucune possibilité de mettre en œuvre l’identifiant unique du
citoyen à l’état civil. Elle ne mobilise pas les partenaires. ». Au moment
où le logiciel de l’Etat était en plein déploiement. Cette étude date du 11 octobre 2018. Et la
seule solution qui s’offre à l’Etat, selon lui, est de l’abandonner pour une
solution privée que lui, Maxime Bouda, a déjà choisie.
Comment a-t-il pu auditer, tout seul, en sa qualité
d’administrateur civil, ces deux technologies conçues par des experts en
informatiques ? Lui seul le sait. Jusqu’aujourd’hui, aucune étude du
ministère ne confirme les conclusions de cet ancien DG. En 2019, le ministère a
fait un audit comparé entre le logiciel de l’Etat et celui du prestataire privé.
Dans le document, il n’est dit nulle part que le logiciel de l’Etat est
technologiquement dépassé. De même, pendant qu’il dit dans sa prétendue étude
comparée que le logiciel de l’Etat ne mobilise pas les partenaires, la
direction qu’il dirigeait était en train de le déployer dans plusieurs
communes. Ainsi, le 1er octobre 2017, le logiciel de l’Etat a été déployé
dans la commune de Nagbingou « avec l’appui de partenaire technique et
financier de la commune à savoir le Centre de développement humain de
Viaggero », peut-on lire dans un compte rendu de la cérémonie de
déploiement, publié sur la page facebook de la direction générale de la
modernisation de l’état civil (DGMEC). Le 18 décembre 2017 a eu lieu le
lancement de l’opération de saisie des antériorités (les anciens actes d’état
civil) dans le logiciel CITOYEN (propriété de l’Etat) dans l’arrondissement 10
de Ouagadougou. La même activité a eu lieu dans l’arrondissement 12 de
Ouagadougou. Et le 20 décembre 2017, dans l’arrondissement 11. Le 28 novembre
2018, la commune de Pouytenga a enregistré également ce type d’activité. Le
déploiement du logiciel de l’Etat était donc réel. Mais le processus a été
interrompu sous l’influence des responsables de la DGMEC de l’époque, avec de
faux prétextes. Dans notre article, nous avons estimé que tous les acteurs de
l’administration qui ont milité pour que le logiciel de l’Etat, acquis à plus
d’un milliard FCFA, dont l’utilisation venait de commencer, soit abandonné au
profit d’un logiciel privé, se sont transformés en « lobby » de ce
logiciel, en pesant de tout leur poids. Et leur stratégie a marché.
Place a été faite au déploiement de la solution privé
dans plusieurs communes du Burkina. Mais ce déploiement n’a pas bénéficié de
base légale. Pas de convention signée entre la société promotrice de ce
logiciel et l’Etat burkinabè, pas de décret d’adoption, etc. Nous avons même obtenu
des comptes-rendus de réunion qui révèlent qu’un projet de décret d’adoption de
ce logiciel privé a été retoqué, donc rejeté par le Conseil des ministres. Pourtant,
des actes d’état civil ont été produits grâce à cette solution promue par la
société Icivil Africa. Selon la société elle-même, à travers un communiqué,
c’est plus de 100 mille actes d’état civil que cette solution a générés.
Mais il y a
problème. Selon le Code des personnes et de la famille en vigueur, en son
article 68, tout acte d’état civil doit être inscrit, dans « chaque centre,
sur les registres tenus en double exemplaires ». L’article 70 du même code
dit que « les registres sont constitués par des fascicules comprenant des
feuilles conformes aux modèles » établis par l’arrêté de 2006 du ministre
en charge de la justice. Or, les actes produits par la solution Icivil ne sont
pas conformes à cet arrêté. Et là aussi, la preuve est apportée par l’actuel
ministre en charge du de l’administration territoriale, le Colonel Boukaré
Zoungrana. La veille de la parution de notre article, le ministre a, en effet,
signé une circulaire qui évoque des faits graves. Morceau choisi :
« Il m’est revenu que les actes de naissances produits par la solution
ICIVIL ne sont pas transcrits dans les registres comme l’exige le Code des personnes
et de la famille et ne sont pas conformes aux modèles de l’arrêté n°2006 (…) du
2 mars 2006 portant fixation des modèles d’acte d’état civil. Cette situation a
engendré de nombreuses conséquences dont les plus importantes sont :
l’impossibilité de faire établir les certificats de nationalité sur la base des
actes de l’application ICIVIL ; le rejet par les tribunaux de grande
instance des actes de naissance établis par l’application ICIVIL pour
non-conformité à la loi ; méfiance des missions diplomatiques relativement
aux actes produits par le logiciel ICIVIL. ». C’est l’autorité en charge de la question qui
le dit. Et ce n’est pas tout. Le ministre demande à ses démembrements de
régulariser la situation. « Je vous invite à prendre attache avec les
autorités judiciaires territorialement compétentes en vue de la transcription
dans des registres côtés et paraphés, de tous les actes produits par la
solution ICIVIL et délivrés aux déclarants pour l’année en cours et les années
antérieures avant fin mars 2023 », instruit le ministre.
Ainsi, les actes produits par la solution ICIVIL
doivent être repris parce que non-conformes à la loi. Qui prendra en charge la
régularisation de ces actes non-conformes à la législation ?
Et enfin, le ministre tranche : « Je vous
exhorte également de bien vouloir prendre toutes les dispositions nécessaires
afin de sursoir à la délivrance des actes de l’état civil établis sur la base
du logiciel ICIVIL et vous incite dans cette perspective à vous conformer aux
modèles fixés par l’arrêté du ministre de la justice ».
La circulaire du ministre confirme la non-conformité
des actes produits par la solution ICIVIL à la législation burkinabè, comme
nous l’avons mentionné dans notre article du 5 janvier 2023.
La société ICIVIL Africa, deux mois après la
publication de notre article, crie à la diffamation. Selon elle, notre article
en disant que des lobbies ont fait pression en faveur de leur solution sous-entend
qu’elle-même a fait des pressions sur l’administration publique. Elle affirme
aussi que sa solution a été adoptée par le gouvernement. Donc, elle est légale.
Elle affirme également que le logiciel que nous désignons comme appartenant à
l’Etat est une « propriété de l’UNICEF/Burkina sur financement de
l’Union européenne ».
Au tribunal, nous avons montré toutes les preuves.
Les contrats d’acquisition du logiciel de l’Etat dans lesquels il est mentionné
que ce logiciel a été acquis sur « budget de l’Etat exercice 2013 »
et « exercice 2015 ». Nous avons montré des preuves qui indiquent
qu’aucune convention ne lie la solution présentée par Icivil Africa à l’Etat
burkinabè, des preuves de la non-conformité avec la loi des actes d’état civil produits
par cette solution, des preuves sur la méfiance des missions diplomatiques par
rapports aux actes produits par cette solution. L’ambassade d’Allemagne, par
exemple, a dû écrire au ministère en charge des affaires étrangères en vue de
l’authentification d’un acte de naissance produit par ICIVIL reçu par ses
services, car différent des actes de naissances en vigueur conformément à
l’arrêté du ministre de la justice. Et il s’est avéré que cet extrait d’acte de
naissance, produit par Icivil et que l’intéressé a présenté dans un dossier de
demande de visa, n’était pas conforme à la législation burkinabè. Selon nos
sources, le dossier de demande de visa a été rejeté. Nous avons montré les
preuves sur les manœuvres des agents de l’administration qui ont abouti à l’abandon
du logiciel de l’Etat.
Malgré tout, la Justice a tranché en faveur de la
société ICIVIL Africa. Elle estime que nous avons diffamé la société. Le
journal a pris acte de la décision et a interjeté appel de cette décision. A
suivre !
La Rédaction