Le
sujet est sur la braise au sein du ministère en charge de
l’administration territoriale. De forts jeux d’intérêt autour
du logiciel qui sera choisi pour l’informatisation des actes d’état
civil au Burkina. En 2013, le gouvernement a acquis un logiciel qui
est devenu sa propriété exclusive à travers un appel d’offres
pour un marché d’un montant de plus de 900 millions FCFA. D’autres
équipements avaient été acquis et faisaient grimper le montant à
plus de 1,2 milliard FCFA. Mais les différents soubresauts
sociopolitiques du pays avaient orienté les priorités des décideurs
sur d’autres fronts. En 2015, la Transition politique n’avait pas
eu non plus de l’intérêt pour ce projet. Mais après la mise en
place du gouvernement de l’ancien Premier ministre Paul Kaba
Thiéba, le sujet a refait surface. Et c’est là que commencent les
intrigues. De fortes pressions, opérés par les lobbies d’un
logiciel inventé par une entreprise française, se font sentir. Et
depuis, le logiciel acquis par l’Etat n’a jamais été testé. Il
est même actuellement en sursis. Le contribuable aura-t-il casqué
plus d’un milliard de francs pour rien ?
Informatisation
de l’Etat civil. Les différents ministres qui se succèdent au
ministère en charge de l’administration territoriale semblent ne
pas savoir ce qu’ils veulent. Ils hésitent. Chacun défait les
nœuds noués par l’autre, parfois selon ses propres intérêts, et
s’en va. Ils tâtonnent. Et ce tâtonnement a mis dans les
placards, un logiciel chèrement acquis par l’Etat en 2013 à un
montant qui frôle le milliard de francs. 986 580 300 FCFA
pour être plus précis, pour un logiciel qui, jusque-là, n’a pas
été utilisé. Même pas une véritable phase pilote. Il est méconnu
dans l’administration. D’autres dépenses se sont greffées à
cette somme faisant grimper le montant à plus de 1,2 milliard FCFA.
Mais au lieu de son exploitation, certaines autorités du ministère,
on ne sait pour quelle raison, font des pieds et des mains, même
après avoir été limogées de leur fonction, pour qu’un logiciel
privé soit adopté en remplacement de celui de l’Etat. Les
différents changements n’ont pas fait avancer le dossier de
l’informatisation de l’état civil.
Sous
le président Roch Marc Christian Kaboré, le virage pour l’abandon
du logiciel « Citoyen » propriété de l’Etat et
l’adoption du logiciel ICIVIL, propriété d’une entreprise
française, a été amorcé à vive allure. Un ancien ministre tête
de proue du MPP, Simon Compaoré, avait eu le mérite en 2016 de
taper du poing sur la table sous la forte pression des lobbies de
cette technologie privée, en interdisant son adoption et indiquant
que l’administration a déjà son propre logiciel. Mais après son
départ, la pression des lobbies au service du logiciel privé a
repris de plus belle. Suite à plusieurs articles de Courrier
confidentiel
sur la gestion de la Direction générale de l’Etat civil (cf. CC
n°255 du 5 décembre 2021, CC n°266 du 25 mars 2022 et CC n°272 du
25 mai 2022), le directeur général, qui s’était fait
porte-parole du logiciel privé ICIVIL, a finalement été mis à la
porte. Il avait déjà convaincu plusieurs mairies de s’engager
avec ce logiciel qui n’a aucune base légale dans la législation
burkinabè. Selon nos informations, son remplaçant, nommé par
l’ancien ministre en charge de l’administration territoriale,
Colonel-major Omer Bationo, a pris la décision de suspendre toute
mise en œuvre du logiciel ICIVIL au niveau national. Mais les
lobbies de ce logiciel, tapis dans l’administration, n’ont pas
dit leur dernier mot. Ils sont à la manœuvre et veulent à tout
prix faire adouber leur produit.
Une
grande partie des techniciens de l’administration oppose une
résistance farouche à ce qui serait, selon eux, un bradage de la
souveraineté du pays en matière de gestion des données d’état
civil et une débauche financière énorme chaque année. Le logiciel
de l’Etat, appelé « CITOYEN » appuyé d’un autre
projet mobile appelé EDEN, peut être amélioré et adapté aux
besoins du pays. Il est déjà conforme aux textes en vigueur en
matière d’état civil. Ce qui permettra de ne pas passer par
pertes et profits les plus d’un milliard de francs déjà casqué
par l’Etat.
Les
lobbies du logiciel ICIVIL AFRICA, dont le poumon de la technologie
repose sur les bracelets, munis de codes à bulles, propriété
exclusive et unique au monde de l’entreprise française PROOFTAG de
l’homme d’affaires français Francis Bourrières, maintiennent la
pression. Mais cela est rendu possible parce que l’administration
vivote et les responsables aux plus hautes sphères de décision
semblent négliger les enjeux liés à cette affaire.
Fin
novembre 2022, une rencontre a eu lieu au ministère en charge de
l’administration territoriale, avec la participation de l’actuel
DG de la modernisation de l’état civil, Justin Omer Balima, mais
aussi l’ancien DG Maxime Bouda. Selon nos informations, le
représentant du logiciel ICIVIL Africa au Burkina était aussi de la
partie. L’ancien DG et le représentant du logiciel se serait
plaint du fait que leur projet a été mis « au garage »
par le nouveau DG. Mais ce dernier, selon nos informations, a évoqué
le fait que ce logiciel, déjà utilisé n’a aucune base légale et
n’est reconnu par aucune loi burkinabè. Les actes d’état civil
doivent être conformes aux lois. Alors que dans le cas du ICIVIL
AFRICA, des agents qui n’ont pas la qualité d’officier d’état
civil participent à la délivrance de l’acte d’état civil.
Autre
étape de ce dossier. Le 6 décembre 2022, une rencontre entre la
direction générale de la modernisation de l’état civil et ses
partenaires, dont l’Union européenne et l’UNICEF, a été
organisée. Et là, les partenaires, notamment l’Union européenne,
ont été formels, selon nos informations. L’Union européenne
aurait catégoriquement refusé d’accompagner l’adoption du
projet ICIVIL AFRICA qui, selon elle, sera budgétivore annuellement
et n’offre pas une garantie de la protection des données à
caractère personnel que sont les actes d’état civil. Et ce n’est
pas la première fois que des ONG et structures partenaires de l’Etat
mettent le doigt sur le danger pendant que l’Etat lui-même veut
avancer les yeux fermés. « L’Union européenne refuse de
financer un logiciel qui est géré depuis l’extérieur», rapporte
une source proche de l’affaire.
Et
ce n’est pas tout. Le jeudi 22 décembre, sur instruction de
l’actuel ministre, les techniciens ont été invités à trancher
la question du logiciel à choisir, notamment entre celui de l’Etat
et celui promu par l’homme d’affaires français et son partenaire
burkinabè. Mais la rencontre a accouché d’une souris. Il n’y a
pas eu d’unanimité. Et cela s’explique. « Les débats ont
été houleux et il n’y a pas eu d’accord. Deux directeurs du
ministère se sont opposés vigoureusement à ICIVIL Africa lors de
la rencontre. Ils se disent étonnés de voir que l’Etat à investi
900 millions FCFA pour acquérir le logiciel CITOYEN qui lui
appartient et en phase d’implantation, et on leur demande de le
remplacer avec un logiciel dont la gestion des données nous échappe.
Et qui, en plus, est plus coûteux que celui de l’Etat et pas du
tout adapté à notre système d’état civil », explique une
source. Mais face à eux, se trouvaient des proches collaborateurs de
l’ancien DG Maxime Bouda mis à la porte, suite à sa gestion
exécrable. Ils ont tous été les « soldats » de l’ex-DG
à défendre le projet ICIVIL Africa depuis le début. Certains
étaient quasiment en phase de devenir des formateurs sur
l’utilisation du logiciel. Ils ont donc intérêt à ce qu’il
soit adopté. Dans l’affaire des fausses missions dont Courrier
confidentiel
avait fait écho, les noms de plusieurs « hommes de main »
de l’ancien DG et lui-même étaient cités. L’un deux, dont le
nom était ressorti dans ce dossier de missions frauduleux et pour
lequel, l’ancien DG lui-même avait reconnu les faits lorsque nous
l’avions rencontré, n’a jamais été inquiété. Pourtant, il a
été pris en flagrant délit : son nom se trouve sur deux
ordres de missions qui ont eu lieu à la même date, dans deux villes
différentes. Quelle éthique anime un agent de cet acabit ? Et
ce sont ces agents qui sont aux devants du dossier de l’état civil
engageant des questions de souveraineté, avec une forte pression
d’une firme internationale qui veut à tout prix être l’heureuse
élue.
Mais
selon des acteurs avisés, cela est une façon pour le ministre en
charge de l’administration territoriale, le colonel Boukaré
Zoungrnana, de fuir ses responsabilités, la situation étant connue
de tous. C’est à lui d’assumer.
Soit
il choisit le logiciel Icivil qui va coûter au minimum 700 millions
FCFA chaque année au contribuable burkinabè
pour l’enregistrement et l’établissement des actes de naissances
pour les nouveau-nés. Les promoteurs du ICIVIL ayant fixé le prix
d’un seul bracelet pour les naissances à environ 900 FCFA alors
que le Burkina enregistre, selon les statistiques, environ 800 000
naissances chaque année. Faites le calcul. Et là, c’est sans
compter les autres actes d’état civil comme ceux concernant les
mariages, les décès, les pertes de documents et la prise en charge
des antériorités (anciens actes d’état civil). Et l’Etat ne
pourra pas confier ce marché à une autre entreprise, le promoteur
du produit est seul au monde à fabriquer ces bracelets utilisés
dans certaines cliniques comme SHIPHRA, munis de codes à bulles. Le
ministre n’ignore pas cela puisque le promoteur d’ailleurs
affiche fièrement cette exclusivité. Sur les factures du logiciel,
on peut lire : « Fournisseur exclusif des outils
spécifiques à l’invention brevetée ICIVIL ». Le
fournisseur de ce logiciel est hors du pays. Et son inventeur, le
Français Francis Bourrières, enfonce même le clou : «Ce
procédé est licencié en exclusivité à PROOFTAG qui est la
filiale de NOVATEC (des entreprises françaises). PROOFTAG a créé
la société « ICIVIL AFRICA » avec Adama Sawadogo qui
est aussi co-inventeur du procédé, en vue de son exploitation en
Afrique. En conséquence, ledit procédé « ICIVIL »
bénéficie d’une part, d’un monopole d’exploitation en tant
que solution technique brevetée comprenant, de fait, les
applications connexes (santé, élections, etc.) et d’autres parts,
seule la société ICIVIL AFRICA » a un droit d’exploitation
en Afrique ».
Soit
il va dans le sens de l’option voulue par plusieurs techniciens du
ministère :
continuer avec le logiciel acquis par l’Etat qui a déjà coûté
plus d’un milliard de francs au contribuable.
Mais
ce n’est pas fini. Le sujet est revenu lors d’une réunion tenue
le 29 décembre 2022. Une session du Cadre partenarial des acteurs de
l’état civil. Y ont pris part, des partenaires techniques et
financiers, des ambassadeurs, des représentants de l’administration,
etc. dans les locaux de l’Agence de la météorologie, à
Ouagadougou. Une question sur l’informatisation ddes actes d’état
civil est revenue, notamment le choix de ICIVIL AFRICA. Et là, c’est
un conseiller technique de l’actuel ministre qui répond :
«Une solution définitive n’a pas encore été adoptée. Les
travaux sont en cours pour effectivement aboutir à l’adoption
d’une solution définitive, de sorte qu’on ne peut pas dire que
c’est telle solution qui sera implémentée. Il y a une première
solution qui avait été commanditée par le ministère. Cette
solution n’a pas pu malheureusement être implémentée. Par la
suite, une autre solution a été proposée. Cette dernière était
en train d’être implémentée sur le terrain. Mais jusque-là, il
n’y a pas eu de décision définitive d’adoption. C’est ce que
je peux dire sur la question et en temps opportun, tout le monde sera
au courant de la solution qui sera adoptée ». Soit. Mais les
enfants qui naissent dans une clinique comme SHIPHRA continuent de
recevoir les bracelets du logiciel ICIVIL au poignet alors qu’aucune
loi ne reconnait une déclaration de naissance par ce logiciel. Selon
nos informations, une famille dont l’acte de naissance est fait par
la solution ICIVIL a vu la demande de visa de son enfant rejeté par
une représentation diplomatique pour défaut de documents conformes.
Cette ambassade avait, selon nos sources, voulu authentifier le
document, en demandant au ministère de lui fournir le prototype de
l’acte de naissance valide au Burkina. Et il s’est rendu compte
que l’acte de naissance déclaré avec le logiciel ICIVIL n’a
aucun fondement juridique. Une victime collatérale donc.
Ainsi,
depuis les indépendances, la numérisation des actes d’état civil
piétinent. Et quand finalement un grand pas est fait avec
l’acquisition d’une solution numérique propre à l’Etat, il
est rangé sous un fallacieux prétexte, passant à pertes et profits
plus d’un milliard de francs CFA d’investissement. Des ateliers
et rencontres sont organisés pour savoir quelle solution choisir
alors que le choix est déjà fait. Tout semble mis en œuvre pour
que ce logiciel qui a coûté très cher à l’Etat soit jeté par
la fenêtre afin de satisfaire des intérêts privés.
Combien
coûte la mise en œuvre du Logiciel ICIVIL ?
Dans
un document portant la signature du représentant de ICIVIL AFRICA,
ce dernier évalue l’implémentation de sa solution à
3 110 036 945 FCFA HT. Et assure que le délai
d’exécution est de 6 mois. Modalités de règlement : 40% dès
la signature du contrat, 30% à la livraison des équipements, 30% à
la mise en service. Dans ce document, il est clairement mentionné
que les consommables/identifiants uniques pour nouveau-nés chaque
année vont coûter 524 765 600 FCFA hors taxes. Mais dans
une autre facture proforma adressée à la commune de Kaya, le
représentant de ICIVIL a fixé le prix du bracelet à 843 FCFA H
TVA. Ce qui veut dire qu’il va coûter 994,74 FCFA TTC. Ainsi, par
an, la facture peut atteindre 795 millions FCFA au niveau national.
Déjà, sur plusieurs documents, les prix varient. Ce qui veut dire
qu’il pourra, étant le seul à les fournir au monde, monter les
enchères. Et le gouvernement, comme un homme ayant sa main dans la
gueule d’un chien, n’y pourra rien. Si le Burkina s’engage dans
l’état civil avec cette solution, en minimum chaque année, pour
les nouveau-nés, elle lui adressera une facture de plus de 700
millions FCFA. Uniquement pour les bracelets munis de codes à bulles
pour chaque nouveau-né. En plus des milliards de francs pour son
implantation. Le gouvernement est prévenu, lui qui appelle les
travailleurs à consentir 1% de leur salaire pour soutenir la lutte
contre le terrorisme.
Par
Lomoussa
BAZOUN